L’ampleur du problème
Chaque année, Statistique Canada rend compte du nombre de déclarants pour l’année précédente et de ce qu’il appelle le taux de couverture (qui est un pourcentage basé sur une comparaison du nombre de déclarants avec les dernières estimations démographiques). Par conséquent, il est simple d’estimer le nombre de non-déclarants.
Selon Statistique Canada, 95,4 % de toutes les personnes admissibles ont produit une déclaration pour l’année d’imposition 2018 ; cela signifie que près de 5 % des Canadiens qui auraient pu produire une déclaration ne l’ont pas fait. Étant donné que 28,336 millions de Canadiens ont déposé cette année-là, cela impliquerait qu’environ 1,366 millions de Canadiens n’ont pas déposé une déclaration.
Cependant, certains chercheurs estiment qu’il s’agit d’une sous-estimation du pourcentage de non-déclarants. Par exemple, Robson et Schwartz croient que le chiffre se rapproche de 10 à 12 %.
Curieusement, l’Agence du revenu du Canada (ARC) ne rend pas compte publiquement du nombre de non-déclarants. Par conséquent, nous sommes laissés à travailler avec les estimations de Statistique Canada.
Pourquoi c’est un problème
Certains de ces non-déclarants, peut-être la majorité, ont de faibles revenus. Certains non-déclarants à faible revenu peuvent être assujettis à l’impôt, mais d’autres encore ne le sont pas. Les particuliers ne seront pas assujettis à l’impôt si leur revenu annuel est inférieur au montant personnel de base pour le fédéral (13 229 $ pour l’année d’imposition 2020). Mais survivre avec un revenu aussi faible signifie que ces personnes vivent bien en dessous du seuil officiel de pauvreté, peu importe où elles habitent au Canada.
Qu’une personne à faible revenu doive ou non des impôts, le fait qu’elle ne dépose pas signifie qu’elle perd des prestations et des crédits auxquels elle a droit. Comme Robson et Schwartz le font remarquer, « pour les non-participants admissibles [non-déclarants], le dépôt d’une déclaration de revenus peut entraîner une augmentation substantielle du revenu des ménages provenant des crédits et des prestations administrés par le régime fiscal. »
Pourquoi les gens ne déposent pas une déclaration
Le vrai mystère, c’est qu’une personne qui vit avec un revenu aussi faible ne produirait pas sa déclaration. Il est difficile de trouver des preuves tangibles des raisons de cette situation. En 2019, Prosperité Canada a publié deux rapports d’enquête qui cherchaient à répondre à cette question.
La première, fondée sur les commentaires des fournisseurs de services communautaires (principalement en Ontario), comprenait les raisons suivantes pour ne pas déposer (classées par ordre d’importance) :
- Ne pas savoir quoi faire
- Ne pas savoir où obtenir de l’aide
- Coût élevé de l’aide privée
- Défis à l’accès aux supports existants
- Problèmes d’assemblage de documents
La seconde, fondée sur les commentaires d’un petit nombre de déclarants à faible revenu, comprenait les raisons suivantes :
- Parfois, il ne valait pas l’effort étant donné le montant d’argent reçu
- Ils ont dû supporter les conséquences des erreurs passées commises par d’autres qui avaient déposé pour eux
- Certains craignaient de découvrir qu’ils devaient de l’argent au gouvernement
- Certains ne voulaient pas être « sur le radar du gouvernement » pour divers raisons
Que fait-on pour résoudre le problème ?
Dans son Rapport sur les résultats ministériels pour l’exercice 16/17, l’ARC a d’abord fait référence à une initiative qu’elle avait entreprise en 2016 :
« …l’ARC a envoyé 260 000 lettres aux contribuables qui n’avaient pas produit de déclaration de revenus pour l’année d’imposition 2014, afin de les encourager à le faire pour pouvoir toucher les prestations auxquelles ils pourraient avoir droit. À la mi-février 2017, 21 532 bénéficiaires de prestations potentiels avaient produit au total 33 937 déclarations, dont certaines pour les années d’imposition 2014 et 2015. Ces contribuables ont reçu plus de 12,4 millions de dollars en remboursement d’impôt cumulatif pour les années d’imposition 2014 et 2015. Par ailleurs, après l’établissement des cotisations pour ces deux années, l’ARC a versé plus de 27,2 millions de dollars en prestations et en crédits, ce qui a permis d’aider 6 542 enfants. »
Au cours du prochain exercice financier (17/18), l’ARC a envoyé 300 000 lettres dans le cadre de ce qu’elle appelait maintenant l’initiative des lettres de prestations à l’intention de non-déclarants. Bien qu’elle ait établi un taux de réponse cible de 25 % et qu’elle ait même inclus cela comme indicateur de rendement dans la partie Prestations de son cadre des résultats, seulement 8,1 % de la population identifiée a produit une déclaration. Reconnaissant qu’elle avait été trop ambitieuse, l’ARC a révisé à la baisse sa cible de rendement pour cette initiative à 10 % dans les années à venir.
Au cours de l’exercice suivant (18/19), l’ARC a envoyé 205 425 lettres à l’intention des « Canadiens avec peu ou pas de potentiel de recouvrement, pour mettre en lumière l’avantage de produire une déclaration afin de recevoir les crédits et prestations auxquels ils sont admissibles ». Son rapport sur les résultats ministériels indique que 7,9 % des personnes contactées ont répondu en déposant une déclaration.
Il y a un certain nombre de choses à garder à l’esprit dans ce processus. L’ARC identifie les non-déclarants de l’année d’imposition précédente, leur écrit et fait rapport sur son succès à les faire déposer au cours de la prochaine année d’imposition. C’est ce qui est indiqué dans le tableau ci-dessus.
Le nombre de non-déclarants à faible revenu qui déposent une déclaration à la suite de la réception d’une lettre de l’ARC est trop faible, en soi, pour tenir compte de la diminution du nombre estimé de non-déclarants d’une année à l’autre. (Par exemple, le nombre estimé de non-déclarants a diminué de 102 000 entre les années d’imposition 2016 et 2017 par rapport à 2016, alors que seulement 24 300 non-déclarants qui ont été contactés dans le cadre de l’initiative de l’ARC ont choisi de déposer au cours de l’année d’imposition 2017. Quelque 77 700 autres non-déclarants de l’année précédente ont également choisi de déposer au cours de l’année d’imposition 2017.) Évidemment, il y a d’autres raisons pour lesquelles les non-déclarants de l’année précédente peuvent également décider de déposer.
De plus, nous ne savons pas comment la baisse est répartie entre les différents profils de revenu des non-déclarants identifiées ci-dessus. Il est possible que certains non-déclarants à faible revenu qui n’avaient pas été contactés par l’ARC aient néanmoins choisi de déposer une déclaration.
Une réponse faible pour un gros problème
Il est difficile de tirer beaucoup de conclusions d’une initiative pour laquelle il n’y a que trois ans de rapports. Néanmoins, il y a quelques points remarquables :
Premièrement, le nombre de lettres émises semble très faible par rapport au nombre total de non-déclarants. (Par exemple, au cours de l’exercice 18/19, le nombre de lettres émises ne représentait que 14,7 % des non-déclarants.) Il se peut que le nombre de personnes « avec peu ou pas de potentiel de recouvrement » représente une très petite partie de tous les non-déclarants, ou bien que les lettres émises représentent le nombre de personnes dans cette catégorie pour lesquelles l’ARC avait une adresse postale au dossier. L’ARC ne fournit aucune explication pour le faible nombre de lettres émises.
Deuxièmement, le taux de réponse est très faible. Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, l’ARC s’attendait à l’origine à un taux de réponse de 25 %, mais elle a révisé sa cible à 10 % après avoir vu le taux de réponse initial. Il se peut que le grand nombre des adresses postales au dossier utilisées par l’ARC soient incorrectes (les lettres retournées non livrées l’auraient indiqué), ou bien que la majorité des lettres avaient été livrées, mais ignorées ou mal comprises par les destinataires. L’ARC ne donne aucune explication pour le faible taux de réponse.
Troisièmement, le taux de réponse semble diminuer avec le passage du temps. Cela peut être une caractéristique inhérente à l’initiative : au fur et à mesure que des progrès sont réalisés dans la communication et certains non-déclarants décident de déposer leurs déclarations, le bassin restant de non-déclarants est composé de ceux qui sont plus difficiles à contacter ou à convaincre de déposer. Toutefois, l’ARC ne donne aucune explication pour la baisse du taux de réponse.
Quatrièmement, le faible taux de réponse signifie que le nombre de déclarants représente une très faible proportion du nombre estimé de non-déclarants. (Par exemple, le nombre de non-déclarants qui ont déposé au cours de l’exercice 18/19 dans le cadre de cette initiative représentait 1,2 % de la bassin estimé de non-déclarants à partir de l’année d’imposition 2017.) Comme l’ARC ne fait pas rapport sur le nombre de non-déclarants, il n’est pas surprenant qu’elle ne donne aucune explication sur le bassin restant de non-déclarants.
Pourquoi l’ARC ne tente-t-elle pas de donner une estimation du nombre de non-déclarants pour une année d’imposition ? Tel qu’ indiqué ci-dessus, nous comptons plutôt sur le calcul de nos propres estimations fondées sur ce que Statistique Canada appelle le taux de couverture. Pourtant, si un organisme au Canada est le mieux placé pour fournir de telles estimations, c’est sûrement l’ARC.
Fournir une telle estimation chaque année et indiquer le pourcentage de cette estimation qui entre dans la catégorie des personnes à faible revenu nous donnerait une meilleure idée de l’ampleur du problème. L’absence de toute tentative d’estimer l’ampleur du problème est surprenant, d’autant plus que l’ARC joue un rôle si important dans l’exécution d’un si grand nombre de prestations fédérales, provinciales et territoriales qui contribuent à réduire la pauvreté fondée sur le revenu.
Selon le plan ministériel de l’ARC pour l’exercice 18/19, l’ARC a deux responsabilités essentielles : les impôts et les prestations. Le résultat déclaré de l’ARC pour son programme de prestations est que « Les Canadiens reçoivent les prestations auxquelles ils ont droit dans les meilleurs délais ».
Pourtant, le rapport de l’ARC n’indique aucune préoccupation quant au fait que plus d’un million de personnes n’ont pas produit leurs déclarations et n’ont pas reçu « les prestations auxquelles ils ont droit dans les meilleurs délais ». Pour les personnes à faible revenu, le fait de ne pas obtenir leurs prestations implique des privations personnelles évitables et une politique gouvernementale moins efficace visant à réduire la pauvreté. Lorsque l’ARC signale qu’elle a envoyé des lettres à des non-déclarants « avec peu ou pas de potentiel de recouvrement », cela suggère qu’elle attribue une priorité moindre à la gestion de ses responsabilités liées aux prestations qu’à ses responsabilités liées à l’impôt.
Imaginez si plus d’un million de personnes n’avaient pas déposé leur déclaration et échappaient à leur obligation de payer l’impôt sur le revenu ? L’ARC se contenterait-elle d’émettre des lettres à seulement 15 à 20 % de ces non-déclarants leur rappelant de déposer ? Dans un tel cas, nous ne croyons pas que l’ARC serait préoccupée par le fait que ces personnes ne reçoivent pas les prestations et les crédits auxquels elles étaient admissibles. L’ARC se concentrerait sur le fait de s’assurer que ces personnes déposent leur déclaration pour s’acquitter de leurs obligations fiscales.
Nous convenons que les deux scénarios ne sont pas identiques : payer des impôts est une obligation alors que l’obtention de crédits et de prestations est un choix. Cependant, il devrait être laissé à l’individu de faire ce choix. L’ARC doit redoubler ses efforts pour communiquer avec toutes les personnes qui n’ont pas déposé de déclarations pour s’assurer qu’elles font un choix éclairé.
Quelle est la pertinence pour le PCBMI ?
Comme nous l’indiquons dans notre série sur l’évolution du PCBMI, l’ARC a un inventaire de quelque 3 500 organismes communautaires qui offrent gratuitement des services du PCBMI aux personnes à faible revenu partout au Canada. Intégrés dans leurs collectivités, bon nombre de ces organismes offrent d’autres services destinés aux personnes à faible revenu. Ces organismes connaissent bien leurs communautés et leurs clients. Ils peuvent avoir des liens étroits avec d’autres services sociaux et organisations dans les communautés qui ciblent également les personnes à faible revenu. Ainsi, ces organismes sont potentiellement bien placés pour communiquer avec les non-déclarants au sein de la communauté locale.
En raison de son initiative des lettres de prestations à l’intention de non-déclarants, l’ARC utilise des lettres envoyées par la poste aux adresses qu’elle a au dossier pour les destinataires. Pourtant, de nombreux non-déclarants font partie de la population des personnes les plus pauvres, individus souvent sans adresse fixe ou qui se déplacent assez fréquemment pour que Postes Canada n’ait pas d’adresse de réexpédition. Il n’est donc pas surprenant qu’il y ait une réponse aussi faible à l’initiative de l’ARC en matière des lettres de prestations à l’intention de non-déclarants – nous croyons que bon nombre des lettres que l’ARC envoie ne sont peut-être même pas vues par le destinataire visé.
L’ARC doit élaborer une stratégie plus efficace pour établir des liens avec les non-déclarants pour les encourager à déposer des déclarations. Cette stratégie devrait inclure une collaboration étroite avec les organismes d’accueil dans son inventaire PCBMI afin de s’appuyer sur le vaste réseau de contacts que ces organismes ont au sein de leurs communautés locales. À l’heure actuelle, l’ARC n’a pas explicitement établi de lien entre le PCBMI et son initiative des lettres de prestations à l’intentions de non déclarants. Pourtant, il est probable que bon nombre de ceux qui reçoivent la lettre et qui décident de déposer utilisent déjà le service du PCBMI offert par les organismes d’accueil.
Ce n’est pas notre intention de suggérer que l’ARC abandonne la protection de la confidentialité des clients en fournissant aux organismes d’accueil les noms de non-déclarants soupçonnés de résider dans leurs collectivités. Toutefois, l’ARC a un aperçu de l’ampleur du problème des non-déclarants dans différentes collectivités. Sur la base de ces connaissances, l’ARC pourrait, en collaboration avec les organismes d’accueil locaux du PCBMI, adapter des campagnes spécifiques aux collectivités où il existe les plus grands nombres de non-déclarants.
Ces campagnes viseraient à sensibiliser la population à l’importance de produire une déclaration tout en s’attaquant à certains des obstacles de production identifiés ci-dessus. Notamment, les trois obstacles les plus importants – ne pas savoir quoi faire, ne pas savoir où obtenir de l’aide et le coût élevé de l’aide privée – pourraient tous être abordés par les organismes d’accueil du PCBMI : intégrés dans les communautés, ils sont bien placés pour fournir des services de préparation de déclarations gratuits aux non-déclarants quand ils en ont besoin.
Toutefois, ces organismes d’accueil auront besoin d’un soutien beaucoup plus important de la part de l’ARC si l’on veut mener des campagnes locales efficaces. Dans un autre article, nous suggérons comment ce soutien pourrait être fourni. Si bien conçu, de telles campagnes pourraient sensiblement réduire le nombre de non-déclarants.
Quoi qu’il en soit, lorsqu’une personne à faible revenu qui a été un non-déclarant de longue date choisit finalement de déposer sa déclaration, elle aura souvent besoin de services auxiliaires comme de l’aide pour une demande de Supplément de revenu garanti ou à la planification financière de base. Les organismes d’accueil communautaires sont habituellement les mieux placées pour offrir ou mettre d’anciens non-déclarants en contact avec ces services.